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FÉVRIER 1998 Page 22
ÉLABORÉ AU SEIN DE L'OCDE, À L'INSU DES CITOYENS
Le nouveau manifeste du capitalisme mondial
IL faut remonter aux traités coloniaux les plus léonins
pour trouver exposés avec autant d'arrogance
dominatrice que dans l'Accord multilatéral sur
l'investissement (AMI) les droits imprescriptibles du
plus fort - ici, les sociétés transnationales - et les
obligations draconiennes imposées aux peuples. A
tel point que les négociateurs gardent le secret sur
un texte, élaboré au sein de l'Organisation de
coopération et de développement économiques
(OCDE), que le gouvernement français s'apprête à
signer, si l'on en croit le communiqué des services
du premier ministre du 7 janvier selon lequel « les
règles de l'AMI contribueront à assurer la solidité
du
cadre juridique des échanges ».
Par LORI M. WALLACH
Directeur de Public
Citizen's Global Watch,
Washington, DC.
Libéralisme
Mondialisation
Commerce international
par date
par sujet
par pays
Imaginez un traité de commerce autorisant les entreprises
multinationales et les investisseurs à poursuivre directement en
justice les gouvernements pour obtenir des dommages et intérêts
en compensation de toute politique ou action publique qui aurait
pour effet de diminuer leurs profits. Cela n'est pas l'intrigue d'un
roman de science-fiction sur l'avenir totalitaire du capitalisme.
Seulement l'une des clauses d'un traité sur le point d'être
signé,
mais méconnu : l'Accord multilatéral sur l'investissement
(AMI).
Le directeur général de l'Organisation mondiale du commerce
(OMC), M. Renato Ruggiero, a assez justement décrit la nature
de cet accord : « Nous écrivons la Constitution d'une économie
mondiale unifiée. »
Peu de gens savent que l'AMI est en négociation depuis 1995 au
sein de l'Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE), à Paris. Les 29 pays membres, dont tous
les plus riches du monde, veulent d'abord s'entendre avant de
présenter aux pays en développement un traité à
prendre où à
laisser. L'objectif de l'accord est d'étendre le programme de
déréglementation systématique de l'OMC aux quelques
secteurs
vitaux non encore concernés : la localisation et les conditions
de
l'investissement dans l'industrie et les services, les transactions
sur les devises et les autres instruments financiers tels que les
actions et les obligations, la propriété foncière
et les ressources
naturelles...
Alors même que, au cours des précédentes décennies,
le monde
a été bouleversé par la véritable explosion
des mouvements
planétaires de capitaux, l'investissement a moins attiré
l'attention
de l'opinion publique, de la presse et du pouvoir politique que
l'activité commerciale. Cependant, les entreprises transnationales
et les grands établissements financiers y sont particulièrement
attentifs. Avec patience et agressivité, ils ont fait en sorte que
les
règles générales en la matière satisfassent
leurs intérêts
particuliers et assurent l'extension et la consolidation de leur
pouvoir sur les Etats.
Législateurs et citoyens ont été tenus dans l'ignorance
des
tractations, alors même que le texte de l'OCDE (190 pages) est
bouclé à 90 %. C'est seulement lors de l'offensive des
mouvements de citoyens américains contre la procédure de
négociation commerciale dite de la voie express (fast track) (1),
en avril 1997, que le Congrès a pris conscience des négociations
de l'AMI menées depuis trois ans par le département d'Etat
et
celui du Trésor.
Le mur de silence déborde les Etats-Unis. En France, le
président de la commission des affaires étrangères
de
l'Assemblée nationale, M. Jack Lang, pourtant directement
concerné, déclarait en décembre 1997 : « Nous
ignorons qui
négocie quoi au nom de qui (2). » Les officiels américains
ont
nié l'existence du texte jusqu'au jour où une coalition
internationale de mouvements de citoyens s'en procura une
copie. Au grand dam du département d'Etat, de ses partenaires
et de l'OCDE, celle-ci est accessible sur Internet (3).
Si, comme la plupart des traités internationaux, l'AMI établit
une
série de droits et d'obligations, il se différencie
fondamentalement des autres accords : les droits y sont réservés
aux entreprises et investisseurs internationaux, tandis que les
gouvernements assument toutes les obligations. De plus,
innovation sans précédent, une fois les Etats entrés
dans l'AMI,
ils sont irrévocablement engagés pour vingt ans. Une disposition
leur interdit en effet de manifester le désir de sortir du traité
avant cinq ans. Après quoi, celui-ci reste obligatoire durant
quinze années supplémentaires !
Le chapitre clé du traité s'intitule « Droits des investisseurs
». Y
figure le droit absolu d'investir - acheter des terrains, des
ressources naturelles, des services de télécommunications
ou
autres, des devises - dans les conditions de déréglementation
prévues par le traité, c'est-à-dire sans aucune restriction.
Les
gouvernements, eux, sont dans l'obligation de garantir la « pleine
jouissance » de ces investissements. De nombreuses clauses
prévoient l'indemnisation des investisseurs et des entreprises en
cas d'interventions gouvernementales susceptibles de restreindre
leur capacité à tirer profit de leur investissement. En particulier
lorsque celles-ci auraient un « effet équivalent » à
une
« expropriation, même indirecte ». Ainsi, aux termes
de
l'accord, « la perte d'une opportunité de profit sur
investissement serait un type de préjudice suffisant pour
donner droit à indemnisation de l'investisseur ».
Les règles relatives aux « expropriation et indemnisation
» sont
les dispositions les plus dangereuses de l'AMI. Elles donnent à
chaque entreprise ou investisseur étranger le droit de contester
à
peu près n'importe quelle politique ou action gouvernementale -
des mesures fiscales aux dispositions en matière
d'environnement, de la législation du travail aux règles
de
protection du consommateur - comme autant de menaces
potentielles sur les profits. Ainsi, alors que les Etats pratiquent
partout des coupes claires dans les programmes sociaux, il leur
est demandé d'approuver un programme mondial d'assistance
aux firmes transnationales.
Prémonitoire est le cas de la société Ethyl. Cette
entreprise,
domiciliée aux Etats-Unis, s'appuie sur les dispositions, beaucoup
moins favorables que celles de l'AMI, de l'Accord de
libre-échange nord- américain (Alena) pour réclamer
251 millions
de dollars (environ 1,5 milliard de francs) au gouvernement du
Canada. En avril 1997, Ottawa avait en effet interdit un additif à
l'essence appelé MMT, une neurotoxine suspecte qui
endommage les dispositifs antipollution des automobiles. Ethyl,
seul producteur, a intenté une action contre le gouvernement
canadien, arguant qu'une interdiction du MMT équivalait à
une
expropriation des avoirs de la compagnie. Si incroyable que cela
puisse paraître, l'affaire va être jugée. Si Ethyl gagne,
les
contribuables canadiens devront verser 251 millions de dollars à
la firme privée. On imagine qu'un tel mécanisme aura pour
effet
de paralyser toute action gouvernementale visant à protéger
l'environnement, préserver les ressources naturelles, garantir la
sécurité et l'équité des conditions de travail
ou orienter les
investissements au service de l'intérêt collectif.
Autre droit à indemnisation des investisseurs : la « protection
contre les troubles ». Les gouvernements sont responsables, à
l'égard des investisseurs, des « troubles civils »,
pour ne rien
dire des « révolution, état d'urgence ou autres événements
similaires ». Cela signifie qu'ils ont l'obligation de garantir les
investissements étrangers contre toutes les perturbations qui
pourraient diminuer leur rentabilité, telles que mouvements de
protestation, boycottages ou grèves. De quoi encourager les
gouvernements, sous couvert de l'AMI, à restreindre les libertés
sociales.
En revanche, l'AMI ne prévoit ni obligations ni responsabilité
des
investisseurs. Les gouvernements ne peuvent traiter
différemment les investisseurs étrangers et nationaux. Et,
selon le
projet de traité, c'est l'impact d'une politique, non les intentions
et le sens littéral des textes de loi, qui doit être pris
en
considération. Ainsi, des lois apparemment neutres mais dont on
pourra démontrer qu'elles ont un effet discriminatoire non
intentionnel sur le capital étranger devront être abrogées.
Des
textes fixant des limites au développement des industries
extractives, telles que les industries minières ou forestières,
pourront être dénoncés pour leur effet discriminatoire
à l'égard
des investisseurs étrangers tentant d'avoir accès à
ces ressources,
par rapport aux investisseurs nationaux qui y ont déjà eu
accès !
De même, les politiques communément pratiquées d'aide
aux
petites entreprises ou de traitement préférentiel en faveur
de
certaines catégories d'investissements ou d'investisseurs, tels
que
les programmes de l'Union européenne en faveur des régions
en
retard de développement, pourraient être attaquées.
Même
risque pour les programmes de redistribution des terres aux
paysans dans les pays en développement. Pour être admis dans
l'Alena, modèle de l'AMI, le Mexique a dû supprimer les
dispositions de sa Constitution relatives à la réforme agraire
instituée après la révolution. Cela afin que les investisseurs
américains et canadiens puissent acheter la terre réservée
aux
nationaux. Bilan des quatre premières années d'application
du
traité : la destruction massive de la petite paysannerie, tandis
que
les multinationales de l'agroalimentaire mettaient la main sur
d'immenses exploitations
Les règles du traitement national concernent également les
privatisations. Ainsi, si une municipalité française décide
de
privatiser le service de l'eau - ce que la plupart ont d'ailleurs déjà
fait -, les postulants du monde entier doivent se voir offrir les
mêmes conditions d'accès qu'un investisseur français.
Même s'il
s'agit d'une société d'économie mixte sous contrôle
démocratique. A quand la privatisation de l'éducation ou
des
services de santé ?
L'AMI interdit également les mesures prises par beaucoup de
pays pour orienter les investissements dans le sens de l'intérêt
public, par exemple en exigeant l'emploi de la main-d'oeuvre
locale ou de certaines catégories de personnes, tels les
handicapés. De même, nombre de lois et normes sur
l'environnement pourront être contestées. Tomberont en
particulier sous le coup de l'AMI les mesures prises par plusieurs
Etats des Etats-Unis exigeant que les emballages en verre ou en
plastique contiennent un pourcentage minimum de produits
recyclés, et les tarifs préférentiels pratiqués
pour les matériels
fabriqués avec ces produits.
La menace pèse sur la législation de certains pays du Sud
visant
à promouvoir un développement économique national,
par
exemple en exigeant des investisseurs étrangers un partenariat
avec les entreprises locales ou le recrutement et la formation de
cadres nationaux.
L'accord grave également dans le marbre la clause de la nation la
plus favorisée, qui requiert un traitement égal entre tous
les
investisseurs étrangers. Il sera désormais interdit aux
gouvernements de pratiquer des discriminations à l'égard
des
investisseurs étrangers en fonction de l'attitude de leur
gouvernement en matière de droits de l'homme, de droit du
travail ou d'autres critères. Interdiction également du traitement
préférentiel accordé par l'Union européenne
aux anciennes
colonies d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique par les accords
de Lomé. Si l'AMI avait été en vigueur dans les années
80,
M. Nelson Mandela serait toujours en prison, car l'accord
interdit le boycottage des investissements ou leur restriction, tels
qu'ils ont été pratiqués à l'encontre de Pretoria
du temps de
l'apartheid, sauf pour des motifs de « sécurité fondamentale
».
Enfin, l'AMI va transformer l'exercice du pouvoir partout dans le
monde en soumettant aux directives des multinationales un grand
nombre de fonctions actuellement exercées par les Etats, y
compris l'application des traités internationaux. L'accord donnera
en effet aux entreprises et investisseurs privés les mêmes
droits
et le même statut que les gouvernements nationaux pour faire
appliquer ses clauses. En particulier celui de poursuivre les
gouvernements devant les tribunaux de leur choix. Parmi ceux-ci
figure le jury arbitral de la Chambre de commerce
internationale ! Devant des arbitres aussi partiaux, les
investisseurs sont assurés d'obtenir les indemnités
compensatoires réclamées pour ne pas avoir tiré tous
les profits
escomptés du traité.
Le texte contient une disposition qui impose aux Etats
« d'accepter sans condition de soumettre les litiges à
l'arbitrage international », obligation dont ils étaient jusqu'alors
préservés en vertu de leur privilège de souveraineté.
Ces actions
sont ouvertes aux entreprises et aux investisseurs, mais non aux
citoyens ou aux associations. L'accord prévoit la résolution
de
conflits d'Etat à Etat par des juridictions internationales sur
le
modèle de celles de l'OMC. Des procédures opaques, sans
garanties judiciaires.
Sur les termes de l'accord, les porte-parole des gouvernements et
des milieux d'affaires s'en tiennent à des généralités
: « Ne vous
inquiétez pas, disent-ils en substance, il n'y a rien de nouveau
dans ce traité. Il s'agit uniquement de rationaliser des
pratiques existantes. » Mais l'AMI, tel un Dracula politique, ne
peut vivre à la lumière. Au Canada, la révélation
de son
existence a soulevé une plus grande tempête politique que
le
traité de libre- échange avec les Etats-Unis, il y a dix
ans. Aux
Etats-Unis, il a été vivement attaqué au Congrès.
Un gâteau à la strychnine
CURIEUSEMENT, ceux qui devraient être le plus mobilisés, les
mouvements syndicaux, représentés au sein de l'OCDE par les
confédérations internationales, se sont bornés à
proposer, sans
succès, l'adjonction à l'AMI d'une « clause sociale
» au lieu de
remettre en cause les fondements mêmes de l'accord. Une
position dénoncée par les mouvements de consommateurs, les
associations de défense des droits de l'homme, celles de
protection de l'environnement, ainsi que par un nombre croissant
de syndicats qui jugent la proposition similaire au dépôt
d'une
friandise sucrée sur un gâteau à la strychnine.
Ni les représentants des gouvernements ni ceux des milieux
d'affaires n'ont l'intention d'introduire des dispositions
contraignantes dans l'AMI. Leur tactique consiste à prévoir
de
nombreuses exceptions et réserves, révélant ainsi
l'ampleur de la
menace. Il n'est guère rassurant qu'on promette d'envelopper nos
objets de valeur dans du papier, tandis qu'on arrose d'essence
notre maison en feu. Ainsi les gouvernements canadien et
français s'emploient à obtenir des « exceptions culturelles
»,
alors que les négociateurs américains prennent leurs ordres
à
Hollywood, qui entend bien, grâce à l'AMI, exercer une
hégémonie sans partage sur toutes les industries de la culture.
Les années d'expérience du GATT, puis de l'OMC, aussi bien
que d'autres traités commerciaux internationaux, ont amplement
démontré que les exceptions n'offrent la plupart du temps
aucune garantie. Ainsi, les planteurs de bananes des Caraïbes
viennent de constater que les clauses d'accès préférentiel
au
marché européen contenues dans la convention de Lomé
avaient
été balayées par l'offensive américaine devant
l'OMC : l'Union
européenne a été définitivement condamnée.
L'AMI contient des
dispositions interdisant aux Etats d'intervenir à l'avenir dans
les
secteurs qu'il couvre, avec obligation d'abroger
systématiquement toutes les lois non conformes.
Qui a intérêt à aller plus avant dans la déréglementation
des
investissements et le désengagement de l'Etat, alors que les
résultats de la mondialisation se révèlent désastreux
? Déjà, tout
gouvernement s'efforçant de répondre à la demande
publique de
solutions aux grands problèmes économiques et sociaux doit
le
faire dans un contexte international d'instabilité monétaire,
de
spéculation, de mouvements massifs et erratiques de capitaux et
d'investissements sans frontières. Une situation qui ne saurait
durer. Sauf pour la petite minorité qui a intérêt à
ce qu'elle
empire.
LORI M. WALLACH.
(1) La procédure fast
track
consiste, pour le Congrès,
à
autoriser le président
à signer
des accords commerciaux
auxquels les élus ne
pourront
ensuite apporter aucun
amendement. Ils devront ratifier
ou rejeter les textes tels
quels.
Le président William
Clinton,
constatant qu'il ne disposait
pas
d'une majorité, vient
de
renoncer à obtenir
cette
prérogative pour négocier
une
zone de libre-échange
des
Amériques.
(2) Intervention à la
conférence-débat
sur
« Mondialisation et
démocratie :
les dangers de l'Accord
multilatéral sur l'investissement
»
à l'Assemblée
nationale, le 4
décembre 1997.
(3) Grâce au mouvement
de
défense des consommateurs
Public Citizen, fondé
par Ralph
Nader : www.citizen.org. Le
Monde diplomatique publie,
sur son site, la version de
l'AMI
en langue française
- datée du 8
octobre 1997 - à l'adresse
:
www.monde-
diplomatique.fr/md/dossiers/ami/
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